Mohamed Mbougar Sarr, La plus secrète mémoire des hommes

« Notre préoccupation profonde concerne le passé ; et tout en allant vers l’avenir, vers ce qu’on devient, c’est du passé, du mystère de ce qu’on fut, qu’on se soucie. Cela n’a rien à voir avec une nostalgie funèbre. C’est simplement qu’entre ces deux questions qui cachent une angoisse de la même nature : ‘que vais-je faire’ et ‘qu’ai-je fait ?’, c’est cette dernière qui est la plus grave : elle ferme toute possibilité d’une correction, d’une nouvelle chance. Dans ‘qu’ai-je fait’ sonne aussi le glas du ‘c’est fait pour l’éternité’. C’est la question de l’honnête homme qui commet un crime dans un accès de fureur, et qui, après l’acte, redevenu lucide, se tient la tête : ‘qu’ai-je fait ?’. Cet homme sait ce qu’il a fait. Mais son angoisse, son horreur viennent surtout de ce qu’il sait aussi qu’il ne peut défaire, réparer ce qu’il a fait. C’est parce qu’il lui donne la conscience tragique de l’indéfectible, de l’irréparable, que le passé est ce qui inquiète le plus l’homme. La peur de demain porte toujours, même infime, même quand on sait qu’il peut être déçu et le sera probablement, l’espoir des possibles, du faisable, de l’ouvert, du miracle.

Celle du passé ne porte rien que le poids de sa propre inquiétude. Et même le remords ou les repentirs ne suffisent pas à modifier le caractère irrévocable du passé ; bien au contraire : ils le confirment même dans son éternité. On ne regrette pas seulement ce qui a été ; on regrette aussi et surtout ce qui sera à jamais.

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On croit, avec la force de l’évidence, que c’est le passé qui revient habiter et hanter le présent. Il faudrait considérer que la proposition inverse soit aussi vraie sinon davantage, et que ce soit nous qui hantions sans jamais leur laisser de repos ceux qui nous ont précédés. Nous sommes les vrais fantômes de notre histoire, les fantômes de nos fantômes.

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Puis longtemps après, je compris : avoir une blessure n’implique pas qu’on doive l’écrire. Et je ne parle pas de le pouvoir. Le temps est assassin ? Oui. Il crève en nous l’illusion que nos blessures sont uniques. Elles ne le sont pas. Rien d’humain n’est unique. Tout devient affreusement commun dans le temps. Voilà l’impasse ; mais c’est dans cette impasse que la littérature a une chance de naître.

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J’entends quelque fois dire qu’il faut rester fidèle à l’enfant qu’on a été. C’est la plus vaine ou funeste ambition qu’on puisse avoir au monde. Voilà un conseil que je ne donnerai jamais. L’enfant qu’on a été jettera toujours un regard déçu ou cruel sur ce qu’il est devenu, même si cet adulte a réalisé son rêve. Cela ne signifie pas que l’âge adulte soit par nature donné ou truqué. Simplement, rien ne correspond jamais à un idéal ou un rêve d’enfance vécu dans sa candide intensité. Devenir adulte est toujours une infidélité qu’on fait à nos tendres années. 

Mais là réside toute la beauté de l’enfance : elle existe pour être trahie, et cette trahison est la naissance de la nostalgie, le seul sentiment qui permette, un jour peut-être, à l’extrémité de la vie, de retrouver la pureté de la jeunesse. »