Claudie Hunzinger, Les grands cerfs

Je découvrais « l’effet affût » : le monde arrive et se pose à nos pieds comme si nous n’étions pas là. Comme si nous n’étions pas tout court. On constate que le monde se passe de nous. Et même davantage : il va mieux sans nous.

Les essais tentent de vous expliquer le monde ; les romans, eux, cachent savamment son secret, ne semant que des indices pour vous laisser, comme dans une course au trésor, le plaisir ou l’effroi de le trouver vous-même, tout à la fin ; et parfois, c’est une stratégie, les romans nous mènent à la fin qui n’est qu’un aveu. Celui de l’impossibilité de conclure.

La joie c’était ça : survivre encore un peu, les poings sans menottes et le cou sans collier.

Corps aux aguets. Je découvrais, étonnée, à quel bord j’appartenais. A celui des proies. Etrangeté amplifiée par le genre qui m’incarnait, comme si depuis toujours, le féminin et l’animal allaient ensemble, passionnément, dans le même qui-vive.

Si je retourne là-bas, c’est parce que je suis restée là-bas. Mon être intérieur, mon être essentiel, mon moi profond, c’est l’enfance. Elle a été l’expérience fondatrice de ma vie, et je veux sans cesse retrouver la première fois, l’intensité de la première fois, celle des sensations.

Quelqu’un m’a dit un jour que j’écrivais comme une enfant. C’était un reproche. Pour moi, un compliment. J’ai trouvé ça juste et ça m’a plu. Mais aujourd’hui ma vie est en ruine, et j’en veux à l’écriture. Je lui en veux vraiment. J’ose le dire. J’ai l’impression qu’elle a exigé de moi, en retour, un sacrifice. Il y a une part de moi qu’elle réclame en entier.

Toute relation amoureuse, alors, est mise en péril. L’écriture a fait de moi une nonne. Et pourtant, écrire est le seul lieu, même s’il est un terrier, le seul lieu qui échappe au monde autour de nous. Ce monde qui dégoûte de plus en plus.

Tant que je ne suis pas, tant qu’une partie de mon être ne va pas du côté où il fait noir, parce que ce n’est pas un pré fleur, l’écriture, mais du noir, tant que je ne suis pas dans cet endroit où je ne veux pas aller, où il faut me traîner comme un chien, ce n’est pas la peine que j’essaie de commencer quelque chose, un roman, ce ne sera rien de bon. Si je veux écrire, il faut que je me dirige vers ce lieu sans réponse, noir, l’opacité totale, et que je me cogne le front aux souvenirs.

L’enfance est la part heureuse, mais aussi la part d’épouvante de ma vie. J’ai peur de ce qui est resté caché. Ma mère me cachait tout. Pour me protéger. Mais je dois aller dans cet endroit où j’ai peur des araignées protectrices qui vous encagent.

Et moi je me demandais pourquoi, dès que nous touchons des fleurs, nos mères, depuis l’autre vie, se rapprochent au point de presque nous saisir dans leurs mains enfanteresses ? Au point de nous faire frissonner d’effroi, même quand on les a tant aimées ? Mais qu’est-ce qu’elles ont les fleurs à être aussi génitales ? Et qu’est-ce qu’elles ont les filles à vouloir se sauver des mères en écrivant ?

Où est le sens se demande-t-on sur terre. Mais où est-il ? On le cherche, comme on le cherche. Mais le sens s’est brisé. Il n’en reste que des éclats. Le monde a volé en éclats. Mais on savait en scrutant désespérément ces éclats que le monde n’est concevable que dans son mystère. Dans son silence. Et dans sa perte.