Daniel Mermet

Premier baiser

Baiser ou baiser ?

Quelle étrange langue !

Si je dis baiser faut pas biaiser : entre baiser et baiser il y a confusion.

Con-fusion. La fusion des cons ?

Est-ce une bien honnête définition pour le baiser que nous célébrons en ce jour

le premier baiser sur la bouche ?

Et d’abord depuis quand s’embrasse-t-on sur la bouche ?

Les amoureux se bécotent-ils sur les bancs publics depuis la guerre du feu, du Pôle Nord aux îles Futuna, depuis toujours et aussi ardemment ?

Et mettre la langue ? Ca on sait que c’est pas partout.

Mais chez nous oui. On peut en tirer une certaine fierté.

Sinon qu’est-ce que le premier baiser ? Deux bouches accolées comme deux sexes jumeaux. Deux sexes de femme.

C’est déjà beaucoup.

Mais chez nous en plus, avec les langues ça fait comme deux sexes d’hommes en même temps.

Le baiser d’amour c’est deux bouches qui se baisent mais avec la langue, voilà la sainte mécanique des deux sexes qui se mêlent en une sauvage joute. Pénétrant, pénétrés, sommes-nous bien conscients d’être des bisexuels du baiser ?

Sauvage joute, oui, cannibale même.

Le but du jeu du baiser c’est lequel des deux sera mangé.

Nos plus belles histoires d’amour se résument au rapport de la mangouste et du python.

Qui mangera qui ?

La réponse est dans le premier baiser. Toute l’histoire est écrite dans le papier des papilles, dans ces langues étrangères que le coup de foudre soudain soude.

En vérité, le premier baiser c’est le « pas encore », le premier pas. Le premier pas en corps de l’autre.

– Bouche que veux-tu ?

– Entrer ! Et pénétrer ce corps, ce palais de sang, ces dents qui se cognent ! A moi cette chère chaire ! Entrer loin à l’intérieur, aller voir l’envers des yeux, voir par ses yeux, respirer par son souffle !

Oui, avant tout, nos noces sont des noces de sang.

Que reste-t-il de nos amours ?

Des os au bord de l’assiette.

La vie commence par la mère à boire. On trouve à boire et à manger dans chaque mère. Le boire et le manger qu’elle a fabriqué à force de baiser, cette salope sacrée, cette sainte enceinte, pure et impure comme le baiser !

Quoi de plus dégueulasse qu’un baiser ? Quoi de plus répugnant que ces papilles qui se tricotent, ces dents creuses qui se vident, avec les miettes de persil de la tête de veau du dîner.

Impur et pur, sacré le baiser.

On n’embrasse pas les putains sur la bouche.

La vie c’est d’abord : de qui j’me mêle ?

Et puis du silence.

La baiser est un bâillon.

Avec le premier baiser on découvre que le langage est dans la langue,

Que la langue est dans le corps,

Que le corps est au fond du cinéma

Et que le film s’achève avec le soleil couchant et le baiser de la faim.

Le premier baiser

fuse

fonde

lie

soude

noue

tue

On n’est rien. On naît rien. Naître.

On est peu. On naît peu. N’être.

Un être va naître.

Tremblement de mère.

Pour la soixante-quinze milliardième fois – j’ai compté -, le plus familier des prodiges va se produire. Tous, nous sommes passés par là. Soixante quinze milliard de fois. Depuis le commencement du commencement du début du début, quand le réveil a sonné sur la table de nuit de la nuit des temps, debout là-dedans, c’est le matin du monde !

Soixante-quinze milliards de fois depuis, les mêmes cris de femmes, les mêmes souffrances enchantées, la même blessure tendresse, le même tremblement dans les mollets du père quand il remonte sur le vélo pour repartir à la guerre.

Naissance. La naissance, une naissance. Une naissance extraordinaire, des sages-femmes fabuleuses, des mères, des pères, des bébés prodigieux monstrueux… Eh non. Ordinaire. Miracle ordinaire. Simplement, l’instant tant attendu où l’enfant paraît. Mollard divin, glaviot d’amour, brut de décoffrage ! Futur Mozart, futur Führer, futur cocu, futur chansonnier, future caissière larguée sur un parking d’Evry un vendredi, futur enfoiré, futur tortionnaire, future barbaque de la future guerre, futur père, future mère, futur, futur… et future mort. Eh oui, donner la vie, c’est donner la mort. Mais faut pas le dire aujourd’hui… On appellera ça la vie, on lui dira, c’est l’odyssée de l’espèce, on lui dira, bienvenu dans ce monde pas parfait, pas imparfait. C’est ça la vie, petit, merci de venir, merci d’être venu, soixante-quinze milliards sont nés avant et pourtant, c’est toi qui manquais.