Agota Kristof, L’analphabète

Du centre de réfugiés de Zurich, nous sommes « distribués » un peu partout en Suisse. C’est comme cela, par hasard, que nous arrivons à Neuchâtel, plus précisément à Valangin, où nous attend un appartement de deux pièces, meublé par les habitants du village.

Quelques semaines plus tard, je commence le travail dans une fabrique d’horlogerie à Fontainemelon.

Je me lève à 5h et demie. Je nourris et j’habille mon bébé, je m’habille, moi aussi, et je vais prendre le bus de 6h30 qui me conduira à la fabrique. Je dépose mon enfant à la crèche, et j’entre dans l’usine.

J’en sors à 5h du soir. Je reprends ma petite fille à la crèche, je reprends le bus, je rentre.

Je fais mes courses au petit magasin du village, je fais du feu (il n’y a pas de chauffage central dans l’appartement), je prépare le repas du soir, je couche l’enfant, je fais la vaisselle, j’écris un peu, et je me couche moi aussi.

Pour écrire des poèmes, l’usine est très bien. Le travail est monotone, on peut penser à autre chose, et les machines ont un rythme régulier qui scande les vers.

Dans mon tiroir, j’ai une feuille de papier et un crayon. Quand le poème prend forme, je note. Le soir, je mets tout cela au propre dans un cahier.

Nous sommes une dizaine de hongrois à travailler dans l’usine. Nous nous retrouvons pendant la pause de midi à la cantine, mais la nourriture est tellement différente de celle dont nous avons l’habitude que nous ne mangeons presque pas. Pour ma part, pendant une année au moins, je ne prends que du café au lait et du pain pour le repas de midi.

A l’usine, tout le monde est gentil avec nous. On nous sourit, on nous parle, mais nous ne comprenons rien.

C’est ici que commence le désert. Désert social, désert culturel. A l’exaltation des jours de la révolution et de la fuite se succèdent le silence, le vide, la nostalgie des jours où nous avons l’impression de participer à quelque chose d’important, d’historique peut-être, le mal du pays, le manque de famille et des amis.

Nous nous attendions à quelque chose en arrivant ici.

Nous ne savions pas ce que nous attendions, mais certainement pas cela : ces journées de travail mornes, ces soirées silencieuses, cette vie figée, sans changement, sans surprise, sans espoir.

Matériellement, on vit un peu mieux qu’avant. Nous avons deux chambres au lieu d’une. Nous avons assez de charbon et une nourriture suffisante. Mais par rapport à ce que nous avons perdu, c’est trop cher payé.

Dans l’autobus du matin, le contrôleur s’assied à côté de moi, le matin c’est toujours le même, gros et jovial, il me parle pendant tout le trajet. Je ne le comprends pas très bien, je comprends tout de même qu’il veut me rassurer en m’expliquant que les Suisses ne permettront pas aux Russes de venir jusqu’ici. Il dit que je ne dois plus avoir peur, je ne dois plus être triste, je suis en sécurité à présent.

Je souris, je ne peux pas lui dire que je n’ai pas peur des russes, et si je suis triste, c’est plutôt à cause de ma trop grande sécurité présente, et parce qu’il n’y a rien d’autre à faire, ni à penser que le travail, l’usine, les courses, les lessives, les repas, et qu’il n’y a rien d’autre à attendre que les dimanches pour dormir et rêver un peu plus longtemps de mon pays.

Comment lui expliquer, sans le vexer, et avec le peu de mots de que je connais en français, que son beau pays n’est qu’un désert pour nous, les réfugiés, un désert qu’il nous faut traverser pour arriver à ce qu’on appelle « l’intégration », « l’assimilation ».

A ce moment-là, je ne sais pas encore que certaines n’y arriveront jamais.

Deux d’entre nous sont retournés en Hongrie malgré la peine de prison qui les y attendait.

Deux autres, des hommes jeunes, célibataires, sont allés plus loin, aux Etats-Unis, au Canada.

Quatre autres, encore plus loin, aussi loin que l’on puisse aller, au-delà de la grande frontière.

Ces quatre personnes de mes connaissances se sont donné la mort pendant les deux premières années de notre exil. Une part les barbituriques, un par le gaz, et deux autres par la corde. La plus jeune avait dix-huit ans. Elle s’appelait Gisèle.