Nicolas Mathieu, Leurs enfants après eux

Il en voulait à la terre entière. Il n’y a pas si longtemps, il lui suffisait de se taper des popcorns devant un bon film pour être content. La vie se justifiait toute seule alors, dans son recommencement même. Il se levait le matin, allait au bahut, il y avait le rythme des cours, les copains, tout s’enchainait avec une déconcertante facilité, la détresse maximale advenant quand tombait une interro surprise.

Et puis maintenant, ça, ce sentiment de boue, cette prison des jours.

Patrick se réveillait d’un sommeil de vingt années, pendant lequel il s’était rêvé des amitiés, des centres d’intérêts, des opinions politiques, toute une vie sociale, un sentiment de soi et de son autorité, des certitudes sur tout un tas de trucs, et puis des haines finalement. Or il était juste bourré les trois quarts du temps. A jeun, plus rien ne tenait. Il fallait redécouvrir l’ensemble, la vie entière.

Sur le coup, la précision des traits brûlait le regard, et cette lourdeur, la pâte humaine, cette boue des gens, qui vous emportait par le fond, vous remplissait la bouche, cette noyade des rapports. C’était ça, la difficulté principale, survivre à cette vérité des autres.

Aujourd’hui était semblable à hier et à demain. Il se souvenait des étés de son enfance, un véritable continent où il emménageait avec ses frères et les copains pour n’en plus sortir avant la rentrée.

Avaient suivi ces étés en hachures, les jobs, les filles, les mobylettes.

Puis ces étés adultes, presque insoupçonnables, réduits aux trois semaines de congés payés obligatoires, qui semblaient toujours ratées, insuffisantes. Avec le chômage, il en avait connu d’autres, des étés coupables et lents à mariner et à se faire du mauvais sang.

Et puis maintenant. Il ne savait plus. Il se sentait en dehors des choses. C’était à la fois un soulagement et une colère.

… Il les voyait aussi après le taf. Tous partageaient le même genre de loisirs, un même niveau de salaire, une incertitude identique quant à leur avenir et cette pudeur surtout, qui leur interdisait d’évoquer les vrais problèmes, cette vie qui se tricotait presque malgré eux, jour après jour, dans ce trou perdu qu’ils avaient tous voulu quitter, une existence semblable à celle de leurs pères, une malédiction lente. Il ne pouvait admettre cette maladie congénitale du quotidien répliqué. Cet aveu aurait ajouté de la honte à leur soumission. Or, ils étaient fiers, et notamment de ne pas être des branleurs, des profiteurs, des PD, des chômeurs.