Grégoire Bouillier, Le dossier M

… on ne parle pas impunément de certaines choses. Non parce qu’elles seraient taboues, non, c’est juste que certaines choses nous laissent sans voix. Certaines choses sont si opaques qu’elles ne laissent pas passer la lumière du langage, pas un mot ; elles tiennent dans le silence, debout, immobiles, granitiques, braquent fixement leurs yeux de sulfure sur nous et impossible de les déloger, impossible de leur faire cracher le morceau et ainsi nous restent-elles indéfiniment en travers de la gorge.

Ainsi nous fabriquons-nous des souvenirs éblouissants et je dis bien « fabriquons » car notre mémoire n’est pas un petit coffret à bijoux dans l’écrin duquel s’accumule précieusement dans un coin de notre tête ce qui a pu nous arriver, mais une bête sauvage qui exige rituellement que lui soient sacrifiées des parcelles étincelantes de la réalité. Qu’en pâture lui soit jeté le présent.

Personne ne mourra à ma place, cela me donne certaines raisons de vivre ma vie.

C’est aux choix minuscules que fait un individu dans sa vie qu’on peut le juger. Pas à ses grandes déclarations d’intention. Jamais à ses idées. Nous sommes ce que nous acceptons et ce que nous refusons. Rien d’autre.

… Je ne dis pas que c’était mieux avant : ce n’était pas mieux avant. Certainement pas. Mais c’est pire aujourd’hui et comment est-ce possible si ce n’était pas mieux avant ? Est-ce parce que nous ne pensons plus avoir d’avenir qui ne soit si sombre et effrayant, tandis que notre passé nous apparaît pourri jusqu’à l’os ?