Blandine Rinkel, Vers la violence

« … peut-être que Gérard n’était tout bonnement pas à la hauteur de son propre appétit. Comme nombre d’hommes biberonnés au fantasme du conquérant, qu’il tienne d’Iron Man ou de Christophe Colomb, peut-être se rêvait-il hyène ou créature mythologique – Chronos dévorant ses enfants -, mais sans doute n’était-il au fond qu’humain, se rendant au supermarché comme on conquiert le seul royaume à portée de main, et nous en voulait-il de le prendre en flagrant délit de médiocrité, de le surprendre tel qu’il était – non tel qu’il se rêvait.

(…)

Entre Gérard et moi il y avait, sans que nous en ayons conscience, un écart d’imagination si prononcé qu’il agirait comme un choc thermique à l’âge adulte. Lui et son désir de conquête, moi et ma fatigue du pouvoir : nos imaginaires se toiseraient, sonnés et impuissants.

(…)

Je préférais me taire. Une technique de survie d’enfant, c’est de se faire tout petit. Quand on vit cerné de problèmes, mieux vaut ne pas en être un soi-même. (…) J’aurais voulu me faire plus petite encore : certains silences sont des stratagèmes pour rapetisser.

(…)

Je me souviens d’avoir vu mon père comme je ne l’avais jamais vu : faible, abruti par l’alcool, apeuré par l’existence. Son corps, qui m’avait toujours paru massif, me semblait soudain sujet à l’embonpoint. Sa cravate vert menthe, portée depuis des années et que j’avais trouvée merveilleusement excentrique, me parut ridicule. Je l’avais cru fort : il était gris. Je l’avais cru drôle : il était perdu. Je l’avais cru malin : il était mauvais. Immobile sous ma couette, les doigts contractés sur le matelas, j’essayais, tout en l’observant, de ne pas trop le dévisager, ni de trop lui répondre.

(…)

Comme Virginia Woolf parlait de sa chambre, il fallait, quand on était confronté à plus puissant, à plus cruel, à plus bestial que soi-même, il fallait se trouver une violence à soi.

(…)

Combien de personnes connaît-on jusque dans leur lit, dans leur plus secrète mémoire, depuis leurs pieds qui gèlent au fond d’une couverture, dans leurs maux de ventre et dans ce masque grotesque que dépose la douleur sur nos joues, combien de personnes connaît-on jusqu’à la moue qu’elles font au réveil et à la détente de leur visage sous la douche ?

Combien de personnes fréquente-t-on jusqu’à voir le temps passer sur leurs traits, les étirer, les durcir, jusqu’à voir les déceptions créer des rides inédites à leur front, au coin de leurs yeux, les désirs fugaces éclairer leur regard ? Combien de personnes sait-on par le cœur, comme on se sait soi-même – ou mieux, sans doute, comme on ne sait que ceux qu’on aime ? »