Anne Dufourmantelle, Éloge du risque

Un livre à lire, et à relire. Toujours.

Au risque de l’inconnu

Au risque d’inviter une femme à danser un rock et lui chuchoter : « fermez les yeux ».

Au risque de partir en voiture pour aller dîner en ville et finir à Rome, le lendemain, après avoir roulé toute la nuit, parce qu’on a changé d’idée.

Au risque de voir un homme pour la cinquantième fois décliner l’offre du petit vendeur de roses (fripées) pakistanais, et lui acheter toute la brassée pour l’offrir à tous ceux qui sont dans la salle.

Au risque de nuits blanches.

Au risque d’écrire à un(e) presque inconnu(e) une lettre d’amour à partir d’un presque rien qui vous aura traversé dans une fulgurance inconnue de vous jusqu’alors.

Au risque de ne pas cesser de faire l’amour.

Au risque de prier sans le secours d’aucun Dieu, ou même avec.

Au risque de l’amitié, cachée, folle, éperdue, infinie. Pire qu’un amour.

Au risque de l’ennui, et aimer cet ennui sans secours.

Au risque de marcher seule dans une ville et attendre que survienne, à cet instant, le sens de toute une vie ; savoir que le lendemain tout disparaîtra.

Au risque d’écouter la Passion selon saint Matthieu de Bach en boucle.

Au risque de prendre sur soi la responsabilité dévolue à un autre, tout sauf un principe de précaution.

Au risque de ramasser sur la plage de petits cailloux de verre dépolis par la mer et les disperser ensuite, le soir.

Au risque d’un communisme de pensée.

Au risque de la joie.

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Au risque d’être libre

Risquer plus de liberté, c’est nécessairement abandonner quelque chose derrière soi, une quiétude, un partage, un monde familier qui offre, certes beaucoup de frustrations, mais des repères sûrs, des points d’appui. La liberté nous enseigne-t-elle ? Pas sûr. Elle nous demande de risquer notre désir comme si c’était une chose infiniment précieuse, un événement unique, une voix impérieuse. D’aller, en somme, en devant de soi, là où nous ne savons pas que nous sommes, là où quelque chose ignoré de nous parle pourtant de nous et nous convoque. La liberté est une convocation.

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Solitudes

Dans la solitude consentie, qui vient avec la joie et l’allègement de l’être, la nostalgie de ce qui a été vous quitte, aussi le regret de ce qui n’a pas eu lieu, le fardeau de toutes les répétitions assemblées en un coup d’œil et c’est le mouvement de ce oui, à la vie, à l’instant, le oui de l’enfant disait Nietzche, le oui qui se déprend de l’attente, de la peur, de la déception, de ce qui était envisagé, dévisagé, vaincu, de ce qui fait asile au vivant, au plus aimant ; et soudain tout devient léger, de cette légèreté qui n’est pas le rien, qui est un monde entier déposé là, et dont les ramures bruissent jusqu’en vous, vers vous et au-dehors, et font une danse étrange qui ne fut jamais apprise par vous et néanmoins vous ouvre un chemin dans cette nuit inapprivoisée. Dans cette quiétude qui ne renonce pas à la nuit, ni à la peur, ni à l’effroi, dans cette quiétude miraculeuse venue à vous avec cette solitude, le monde retrouvé est là, et soudain il n’y a plus de fatigue et vous avez cessé de lutter.

(…)

Entrer dans la familiarité d’une certaine solitude, c’est accepter aussi que les liens sur lesquels on croyait tenir soient décevants, et prendre le risque alors de rester auprès de soi comme auprès d’un ami inconnu, très doucement, comme on entre en convalescence. Le goût retrouvé de la solitude est si précieux qu’on ne lui préfèrerait rien d’autre. Il est là où la pensée émerge où les idées nous visitent, les sensations se préparent.

(…)

Une certaine solitude qui ne serait pas blessante, et qui permet d’écrire, et d’aimer. Et de souffrir aussi, mais avec grâce, légèreté. Comme une robe qui tourne dans le vent. Accepter d’être dans ce reste dont rien ne vient à bout, c’est pouvoir aussi, être dans la paix. Car une certaine solitude est le point de frayage obligé, saturé, de la création. Aucune œuvre ne se crée hors ce point de solitude.

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Le rire, le rêve – hors de l’impasse

Le rire libère le rêve aussi. Ils tentent, du moins, de nous sortir de là, de ces loyautés que nous maintenons à toute force, envers et contre tout mais surtout contre nous-mêmes. Ils nous font faire en quelque sorte l’expérience d’un trauma positif. Ils sont un évènement sans retour, qui survient, et c’est tout. Un risque radical. De la même nature que la joie, je crois, ils sont un moment dont on ne se remet pas, ouvrant, pendant quelques secondes ou quelques heures, un espace d’ouverture psychique à l’inouïe. Le rêve comme le rire brouillent les frontières de la nuit et de l’éveil, du lumineux et de l’obscur, du précis et du flou, témoins d’une possibilité d’invention et de résistance nouvelle qui subvertit la répétition du côté de l’inespéré. Ils font effraction, pendant un bref intervalle, vers ce qui n’a pas été déjà dit, déjà écrit, déjà signé, déjà détruit, nous offrant quelques signes magiques.