Andrée Chedid

Il y a des matins en ruine

Où les mots trébuchent

Où les clés se dérobent

Où le chagrin voudrait s’afficher

Des jours

Où l’on se suspendrait

Au cou du premier passant

Pour le pain d’une parole

Pour le son d’un baiser

Des soirs

Où le cœur s’ensable

Où l’espoir se verrouille

Face aux barrières d’un regard

Des nuits

Où le rêve bute

Contre les murailles de l’ombre

Des heures

Où les terrasses

Sont toutes

Hors de portée.

Parcourir l’Arbre

Se lier aux jardins

Se mêler aux forêts

Plonger au fond des terres

Pour renaître de l’argile

Peu à peu

S’affranchir des sols et des racines

Gravir lentement le fût

Envahir la charpente

Se greffer aux branchages

Puis dans un éclat de feuilles

Embrasser l’espace

Résister aux orages

Déchiffrer les soleils

Affronter jour et nuit

Evoquer ensuite

Au cœur d’une métropole

Un arbre un seul

Enclos dans l’asphalte Éloigné des jardins

Orphelin des forêts

Un arbre

Au tronc rêche

Aux branches taries

Aux feuilles longuement éteintes

S’unir à cette soif

Rejoindre cette retraite

Ecouter ces appels

Sentir sous l’écorce

Captives mais invincibles

La montée des sèves

La pression des bourgeons

Semblables aux rêves tenaces

Qui fortifient nos vies

Cheminer d’arbre en arbre

Explorant l’éphémère

Aller d’arbre en arbre

Dépistant la durée.

Les portes saignent qui nous séparent

Les heures sont des piliers de cendres

Le froid mord entre les chemins

Où tu n’es pas

Les ailes ont pris le poids des tombes

Pour se noyer avec mes mots

Dans les marais d’ennui

Je suis l’aride servante

De ce retour

Qui ne sera pas.

Jusqu’aux bords de ta vie

Tu porteras ton enfance

Ses fables et ses larmes

Ses grelots et ses peurs

Tout au long de tes jours

Te précède ton enfance

Entravant ta marche

Ou te frayant chemin

Singulier et magique

L’œil de ton enfance

Qui détient à sa source

L’univers des regards.

Jeunesse qui t’élances

Dans le fatras des mondes

Ne te défais pas à chaque ombre

Ne te courbe pas sous chaque fardeau

Que tes larmes irriguent

Plutôt qu’elles ne te rongent

Garde-toi des mots qui se dégradent

Garde-toi du feu qui pâlit

Ne laisse pas découdre tes songes

Ni réduire ton regard

Jeunesse     entends-moi

Tu ne rêves pas en vain.

Le grain serré des morts

a tissé notre chair

Leurs rumeurs circulent

dans les replis du sang

Nous fléchissons parfois

sous le plein des ancêtres

Mais le présent sonne haut

qui trouble nos racines

qui détisse les trames

invente la route inouïe

Tout au centre de nous

la liberté rayonne

et ravive notre course

levant paroles de sel

Devançons notre peau

pour d’autres seuils à franchir

Que la mémoire du sang

Veille

         sans abréger le jour !

La

Parole est captive

Parfois son souffle déborde

Et nous parvient

Alors bousculant nos vannes

Roulant nos mots hors de l’ornière

Réduisant nos rocs en cendres

Elle combat les ruses du fleuve

Se jette contre nos rivages

Dévaste le cours du temps

Plus souvent nos mots

Réduisent l’eau prodigue

Alors les canaux s’enchâssent

Le grand flot nous déserte

Laissant une fois de plus

Notre paysage à sec.

Le Hasard

Ne cesse de ramener

Vers nos rivages

Quelques merveilles

Que nous n’avions pas cueillies

Quelques malheurs

Que nous n’avions pas ourdis

Surgi des ténèbres

Ou de l’éclair

Le Hasard

Pose tantôt son aile

Sur notre épaule

Tantôt ses griffes

Dans la chair

Des nos vies.

Il faut

Du vide

Pour attirer

Le plein

Pour que s’explore

Le songe

Pour que s’infiltre

Le souffle

Pour que germe

Le fruit

Il nous faut

Tous ces creux

Et de l’inassouvi