Neige Sinno, Triste tigre

« J’ai voulu y croire, j’ai voulu rêver que le royaume de la littérature m’accueillerait comme n’importe lequel des orphelins qui y trouvent refuge, mais même à travers l’art, on ne peut pas sortir vainqueur de l’abjection. La littérature ne m’a pas sauvée. Je ne suis pas sauvée.

(…)

Ami lecteur, amie lectrice, ma semblable, ma sœur, voici donc un aveu que je me dois de te faire, car je ne nourris point le désir de te fourvoyer : prends garde à mes propos, ils avanceront toujours masqués. Ne prends pas ce texte dans son ensemble pour une confession. Il n’y a pas de journal intime, pas de sincérité possible, pas de mensonge non plus. Mon espace à moi n’est pas dans ces lignes, il n’existe qu’au-dedans.

(…)

Est-ce qu’il n’y a pas eu aussi des moments de joie ?

Bien sûr qu’il y en a eu. Pour moi, il n’y en a pas eu au coeur de l’acte. J’ai beau chercher, il ne m’en reste aucune trace. Cela ne veut pas dire que l’enfance tout entière passe dans le noir. Un enfant, un adolescent trouve toujours des failles dans l’espace pour être heureux. On sait au fond de soi qu’on n’a qu’une seule enfance, une seule jeunesse et que si on ne trouve pas le goût de vivre au jour le jour ce n’est pas la peine de rester. J’ai eu des champs d’herbes hautes où me cacher pendant que les autres appelaient mon nom en riant, des rivières de montagne dont l’eau vive courait parmi les pierres grises, des orages aux grosses gouttes douces sur les joues, des cerisiers dans lesquels on grimpait pour cueillir les fruits. J’ai eu une sœur blonde qui avait presque mon âge, et on nous a confié deux petits enfants, un garçon bouclé et une fillette gracile et rieuse, nos trésors, que nous avons choyés.

On nous laissait libres, pendant des jours, de longues vacances d’été où les parents partaient travailler au loin, sous la vague surveillance d’une tante ou d’une grand-mère. Livrés à nous-mêmes. Libres. Je peux dire que j’ai été heureuse, que nous avons été heureux.

Personne ne pourra nous enlever la pluie d’été.

(…)

Je crois que ce sont les mêmes ténèbres, ou presque les mêmes. C’est un monde où l’on ne peut pas ignorer le mal. Il est là, partout, il change la couleur et la saveur de toute chose. L’ignorer ou l’oublier n’est pas une option, car plus on le fuit, plus vite il vous rattrape.

Mais on peut se maintenir au bord sans y pénétrer.

Apprendre à rester sur le seuil de ce monde, voilà le défi, marcher comme des funambules sur le fil de nos destinées. Trébucher mais, encore une fois, ne pas tomber. Ne pas tomber. Ne pas tomber. »