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Je voudrais dire
Je voudrais dire cette sensation d’intense liberté où rien ne compte plus que marcher, penser, écouter les sons et les silences de la forêt, garder les yeux grands ouverts sur la beauté du monde, manger, planter sa tente, défaire son sac, refaire son sac et chaque jour recommencer avec la même ivresse de vivre quelque chose d’un peu fou.
Je voudrais dire les rencontres fugaces faites en chemin, les portent qui s’ouvrent, les confidences qui se font sous la coiffe protectrice de la canopée vosgienne.
Je voudrais dire cet étrange sentiment de me sentir à ma place et au bon endroit dans ce mouvement permanent.
Je voudrais dire tous les petits mots reçus, les messages d’encouragement, les cadeaux, toutes ces attentions qui me donnent de l’élan et me font l’effet d’un doux vent dans le dos pour avancer encore.
Je voudrais dire cette joie de gosse de retrouver une douche ou un vrai lit après quelques jours de bivouac et la saveur toute particulière d’une bière après une longue journée de marche.
Je voudrais dire ces bruits du monde qui me parviennent, feutrés, lointains, mais qui me parviennent malgré tout et qui m’empêchent parfois de trouver le sommeil. Le malheur des Hommes résonne toujours et peut-être même plus intensément encore puisqu’il vient nous cueillir dans notre solitude nue de marcheur.
Je voudrais dire ces flots de pensées qui bercent mes journées au rythme de mes pas, ces dialogues intérieurs ininterrompus entre soi et soi.
Je voudrais dire à quel point je trouve cela précieux et rare d’avoir le luxe de ce temps qui s’étire. Le luxe de penser, sans compte à rendre ni compte à rebours.
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L’après
On me demande souvent ce que je compte faire « après ». Je suis toujours quelque peu embarrassée de répondre que je n’en sais rien. Que plus je marche, moins je sais. Que plus je marche, plus mes certitudes se font la malle. Où vivre ? Pour y faire quoi ? Entourée de qui ? Évidemment, il faudra bien bosser, gagner sa croûte, faire bouillir la marmite, mais plus je marche, plus les possibles s’ouvrent. C’est à la fois grisant et totalement vertigineux. Mais finalement pourquoi devrions-nous attendre de la marche qu’elle nous aide à trouver des réponses ?
« Au fond des bois gelés, on ne « trouve » pas de réponses : on apprend d’abord à suspendre son raisonnement et à se laisser perdre par le rythme (…) je ne sais pas où je vais, peut-être nulle part » écrit Nastassja Martin dans ‘Croire aux fauves’.
Pourquoi tout ce temps offert sur les chemins devrait-il être consacré à penser à l’après ou à faire le bilan des années écoulées depuis la sortie du ventre de sa mère alors que le présent n’a jamais été aussi … présent ? D’autant plus que lorsqu’elle s’intensifie physiquement, la marche n’a d’autre choix que de s’inscrire dans le seul « ici et maintenant », l’esprit entièrement happé et concentré à l’avancement du corps, à sa sécurité et à son équilibre. Un état de concentration sans doute bien connu des sportifs ou de tous ceux qui ont l’habitude de travailler AVEC leur corps. Mais chez moi – dont le boulot n’a jamais requis un corps en mouvement et qui n’était qu’une sportive du dimanche -, le corps et l’esprit menaient jusque-là le plus souvent une existence parallèle. Comme on pourrait se figurer deux colocs, qui certes parfois se croisent ou partagent un bon repas, mais qui vivent chacun leur vie, sans prêter attention l’un à l’autre, dans une sorte d’indifférence tranquille teintée de camaraderie silencieuse. Les voir aujourd’hui marcher à l’unisson me procure une joie nouvelle et me permet de ralentir le petit vélo qui tourne d’ordinaire sans arrêt dans ma caboche. J’observe surprise, mon corps se transformer au fil des kilomètres parcourus. Au toucher, j’ai parfois du mal à reconnaître ses contours. Tout a fondu, disparu, comme avalé par les chemins. Envolés mes fesses, mon ventre, mes cuissots. Mes seins ? Non ceux-là avaient disparus depuis longtemps ! Et mes guiboles qui me trimballent à travers la France depuis 1600km, j’ai parfois l’impression qu’elles ne sont pas à moi.
En bref, l’après attendra. Aujourd’hui j’ai un gros trou dans mon CV mais le cœur qui déborde.
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Les jours sans
Il y a des jours d’ennui, des jours gris et humides semblables au bitume des villes sales.
Il y a des jours en friche où tout gagnerait à être réinventé mais où le corps se traîne comme celui d’un vieillard usé par des années d’usine.
Il y a des jours où tout se fait la malle : l’élan, l’énergie, la joie, le pourquoi des chemins.
Il y a des jours où ils se pointent à brûle-pourpoint à la porte de nos pensées : les échecs, les absents, les regrets, le temps qui passe et qui ne reviendra plus.
Marcher seule, c’est accepter de cheminer avec tout cela.
Accepter que la solitude, d’habitude douce et chaleureuse, se transforme dans un souffle court en une solitude crasse et poisseuse qui charrie avec elle le poids immense de nos tristesses accumulées.
Accepter de plonger pour un temps dans les recoins sombres de nos existences. Sans tricher, aller détricoter les fils et regarder droit dans les yeux ce qu’on s’attache d’ordinaire à planquer discrètement sous le tapis des jours.
Pour cela, pas de main amie à laquelle se retenir, pas de corps aimant contre lequel se blottir et se réchauffer, pas d’autre consolation que celle que l’on s’inventera.
Marcher seule, c’est aussi tout cela, une traversée en profondeur de soi-même. Et en soi-même comme ailleurs, il ne fait pas toujours très gai.